Dans un bastion indépendantiste calédonien, un choix de vie ou de mort
Les deux corbillards roulent au pas. Des gendarmes retirent les herses et écartent leurs blindés, pour laisser le cortège funèbre s'enfoncer vers Saint-Louis, bastion indépendantiste calédonien au nord de Nouméa qui, depuis plusieurs mois, vit au rythme des drames.
Escortés par des tirs de chevrotine, sous une nuée de drapeaux autochtones brandis par une foule kanak et entourés de feux de brousse, les corps de Samuel Moekia et Johan Kaidine, deux jeunes tués par les forces de l'ordre la semaine dernière regagnent samedi la tribu, assiégée depuis plusieurs semaines par les gendarmes, dont les troupes d'élite du GIGN qui y mènent des raids.
Depuis les émeutes qui ont balayé la Nouvelle-Calédonie en mai, Saint-Louis reste la dernière place forte de la lutte indépendantiste dans l'agglomération de Nouméa. Ses 1.200 âmes vivent dans une vaste forêt de pins colonnaires, de cocotiers et de flamboyants, tigrée de constructions anarchiques faites de cabanons de fortune, de maisons basses en parpaing et de huttes aux toits de chaume.
C'est là, autour d'une route jonchée de carcasses de voitures calcinées, de blocs de pierre ou de tôle froissée, qu'est retranchée selon les autorités une dizaine de jeunes recherchés pour des exactions diverses, dont des tirs sur des gendarmes.
Pour ces derniers faits, trois jeunes sont sommés de se rendre d'ici lundi, date de l'"ultimatum" qui a été posé, après quoi le GIGN les traquera "jour et nuit" dans Saint-Louis, assure Désiré Tein, habitant de Saint-Louis et responsable de la CCAT (Cellule de coordination des actions de terrain). Il y a officieusement pris la place de son frère Christian Tein, cerveau présumé du soulèvement de mai, actuellement placé en détention provisoire en métropole.
- "Compte à rebours"
Alors que "Samy" et Johan doivent encore être inhumés dimanche, deux mois après la mort de Victorin Rock Wamytan, dit "Banane", tué en juillet par un tir de riposte du GIGN sur la tribu, Saint-Louis retient son souffle.
"Les morts, ça suffit", dénonce Désiré Tein, qui parle d'un "compte à rebours" pour ces jeunes qui refusent toujours la reddition, malgré les injonctions des chefs de tribu.
Signe du fatalisme ambiant sur ces terres où se diffuse l'appréhension d'un nouveau raid nocturne, Tein appelle déjà à aller "au bout" du combat pour l'indépendance, "même si d'autres jeunes doivent tomber".
Le Haut-commissariat de la République à Nouméa, sollicité, n'a pas répondu dans l'immédiat. Mais le général Nicolas Matthéos, commandant de la gendarmerie de Nouvelle-Calédonie, confirme que des "discussions sont en cours (...) pour que ces jeunes reviennent à la raison, choisissent la vie plutôt que la mort".
Pour son fils, Gérald a choisi la vie. Le jeune homme de 19 ans s'est rendu deux jours après la mort de "Samy" et Johan, dont les corps sont de retour d'autopsie.
"Nous lui avons dit qu'il n'avait pas le choix, c'était soit se rendre, soit finir au cimetière. Je suis soulagé, il est maintenant en sécurité", se félicite Gérald, 48 ans, pieds nus et en treillis, après avoir escorté les deux cercueils enveloppés de drapeaux indépendantistes jusqu'à leurs foyers.
L'homme est désabusé. A Saint-Louis, malgré des décennies d'engagement infaillible, rien ne change, "à part perdre (nos) enfants".
- "Guerriers"
Pendant que les mères des défunts s'enlacent, dans des sanglots couverts par Makukuti Kanaky, l'hymne officieux indépendantiste craché tout le long par des pick-up, Adolphe Moyatea fait le bilan.
"Il y a de la peur et de la haine" depuis quelques mois, convient le chef de tribu. Quant aux jeunes recherchés, ils ont "leurs propres convictions" qui échappent aux anciens.
Reste que ce cycle de la violence doit "s'arrêter". "On ne peut plus continuer comme ça. Sinon l'histoire va se répéter encore pendant 40 ans", pense le chef Moyatea, rappelant le lourd tribut payé par Saint-Louis lors de la quasi-guerre civile du milieu des années 80.
"S'il y a un mort, ça va se répercuter sur tout le pays", prévient-il.
Il faut "éviter encore des drames", abonde Jean-Pierre Wamytan, oncle de Johan, dont il a fait floquer la photo sur son T-shirt.
Son neveu et son ami abattus ne sont "ni les premiers, ni les derniers" à tomber, pense pourtant le vieil homme, visage dévoré par une épaisse barbe blanche. "Ici on est des guerriers, c'est dans notre ADN. On combat pour la dignité."
Depuis des semaines, les gendarmes ont installé des barrages filtrant, pour contrôler toutes les entrées et sorties par la départementale qui longe la tribu. De l'avis général, les trois jeunes n'ont pas fui malgré l'ultimatum, pas même par la mangrove par laquelle s'organise l'acheminement de carburant.
"Quand on mène un combat, c'est le prix à payer", anticipe David Wamytan, 59 ans, qui accompagne le cortège, mains dans le dos.
Si les forces d'élite s'infiltrent de nouveau, "on ne pourra pas lutter", dit-il. Il jette un coup d'oeil au défilé funèbre: "Et cette fois, il nous faudra peut-être plus de corbillards".
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